"Mon âme, mon amour, ma foi"
Bliss
Je sens un poids qui pesait un peu sur mon coeur qui vient de s'envoler. Il ne s'envole pas d'un battement d'aile gracieux et doux, non. Il prend un envol maladroit, m'égratigne un peu le coeur en passant mais je préfère ça. C'est légitime.
Moi qui ne suis pas calculatrice, dès que je me mets à calculer un minimum, ça me rend malade.
Nous sommes rentrés en fin d'après-midi de nos deux semaines dans le Sud. Plus rien dans le frigo. Mon père propose d'aller manger au restaurant chinois d'à côté. Comme en plus c'est le 15 août et que c'est donc ma fête, nous acceptons tous avec joie.
Arrivés au restaurant, je me mets à me dire que c'est le moment. Que c'est LE soir pour lui annoncer. Ma mère et ma soeur savent déjà, mais je ne peux me confronter seule à lui.
Quand arrive enfin le dessert, je bégaye très vite, en m'étouffant un peu :
-Bon alors comme c'est le dessert et que c'est ma fête, j'aimerais vous annoncer officiellement que j'ai un amoureux et que je suis très... heureuse. De... De vous le dire.
Je crois me souvenir que j'ai vu un vague sourire sur les lèvres de mon père puis il a vite changé de conversation en me demandant ce qu'était exactement le dessert que j'avais choisi et qui se trouvait dans mon assiette.
Ma mère s'est exclamée :
-Bahh ! Tu lui demandes même pas comment il s'appelle ??
Alors mon père m'a encore un peu titillée sur mon dessert puis il a lancé comme ça :
-Bon alors euh... tu l'as trouvé où ton amoureux... ?
J'ai répondu nerveusement :
-Il s'appelle Eric, il a 39 ans, je l'ai rencontré à l'IUT, c'est mon ancien prof d'informatique et euhh enfin voilà, c'est quelqu'un de très bien et qui m'aime beaucoup.
Je n'ai pas voulu regarder son visage lorsque j'ai dit 39 ans et prof, mais je l'ai entendu murmurer un d'accord.... sur un ton un peu rigolard mais dont je n'ai su que penser.
Quelques minutes plus tard il a ajouté cette phrase dont il aurait pu se passer :
-Donc il pourrait être ton père.
-Ben euh oui... J'en ai pas fait exprès, c'est comme ça, j'y peux rien, je peux pas faire autrement.
Là ma mère est intervenue en comparant la situation à celle d'un couple que nous avons rencontré pendant les vacances et que mon père a adoré. Le mari a plus de 20 ans de plus que sa femme. Et il est tombé amoureux d'elle dès le premier jour.
Il n'était pas nécessaire que je précise que j'y avais pensé durant toute la semaine.
C'était un bon moyen de bien finir nos vacances communes, de tenter de reconquérir la confiance perdue de mon père, et de partir pour ma dernière semaine hors de Normandie avec le coeur plus léger. Sans mensonge ni non-dit.
Dimanche je pars chez mes cousins saumurois et mercredi, Eric vient me chercher à Saumur pour m'emmener près de la Rochelle, dans la maison de sa maman.
J'ai commencé mes vacances dans le sud par une semaine à Narbonne, dans la maison dans laquelle j'avais passé un mois il y a deux ans, pour garder mes petits cousins.
Les petits cousins, soit-dit-en-passant madrilènes, avaient bien grandi et j'étais contente de les retrouver.
Parmi les six petits cousins, enfants de la cousine de mon père, Lucile, et de son mari Gilbert, il y a Sarah.
Sarah est la plus belle petite fille que j'ai vu de toute ma vie. Elle a eu 8 ans fin mars. Quelques cheveux d'or se mêlent à sa tignasse cuivrée. Son regard sait se fait dur ou doux, selon la situation, selon l'intérêt. Sa peau caramel, sent le chocolat et les blés. Elle rit toujours, ou pleure, excessivement. Je n'ai jamais entendu de rire aussi doux à l'oreille. Sauf peut-être celui d'Eugénie. D'ailleurs dans mon cerveau, Eugénie et Sarah sont les mêmes. Des princesses auxquelles on ne peut résister. Elles pourraient être des pestes, qu'elles sont souvent d'ailleurs, on leur donnerait le Bon Dieu sans confession. Elles sont à se taper le cul par terre, à tout abandonner. Sarah fera tomber chaque personne qu'elle rencontrera. De son insolente innocence. Ou bien est-ce l'insolence qui est innocente ?
Sarah m'a toujours fait craquer. Elle fait sa sauvage, m'observe de loin, de la tête aux pieds. Elle me juge, sans prendre de gants, ni de lunettes noires pour se cacher.
Mais on se laisserait dévorer par elle. Elle n'aurait qu'un mot à dire pour qu'on rampe à ses pieds.
Et puis elle s'approche, féline, et finit par enserrer mon cou de ses bras dorés.
Quand elle est dans la pièce, il faut s'obliger à ne pas la regarder. On passerait des heures à ça. A observer sa nuque parfaite, ses grains de beauté à croquer, son nez délicieusement arrondi, ses lèvres insolentes elles aussi, son sourire presque grimaçant, et la courbe de ses paupières, achevée par un éventail de longs cils cuivrés.
J'ai pris des photos d'elle mais ce n'est pas vraiment elle que je retrouve sur mes clichés.
J'ai compris qu'elle savait désormais jouer de ses charmes. Du moins en partie.
Elle n'est plus la Sarah brut d'avant. Celle qui voulait toujours que je lui chante Elisa, pendant que je la berçais. J'en faisais des versions à moi et lui murmurais "Sarita, Sarita, Sarita saute-moi au cou, Sarita, Sarita, Sarita cherche-moi des poux...".
Maintenant j'ai compris que son sourire est calculé d'avance. Son rire aussi. L'insouciance quitte peu à peu ses yeux. Elle a conscience du pouvoir de son physique.
Sarah sera bientôt une jeune fille qui tuera d'un regard.
J'ai passé ma deuxième semaine près de Nîmes, dans la famille de ma mère.
Magnifique maison, perchée dans un petit village adorable. Vue sur l'immense colline de la piscine et de la terrasse. Apéro chaque soir. Cigales qui chantent. Cousins qui grattent les cordes de leurs guitares avec talent. Amour dans l'air. Bons petits plats de ma tante. Une vraie semaine de vacances, de farniente, de douceur presque angevine.
En revenant de quelques jours passés dans cette maison, ma grand-mère m'avait confié, les yeux humides, que regarder le paysage l'attristait car elle aurait aimé que mon grand-père puisse le voir.
Je m'étais dit que je comprenais sa peine, mais je pensais qu'elle était liée au deuil.
En sortant sur la terrasse et en me laissant envahir par la beauté du lieu, j'ai ressenti cette même tristesse. D'abord de me dire que Papane ne verrait jamais cet endroit. Puis de penser que mon Eric ne pouvait pas voir ça en même temps que moi. J'aurais aimé le serrer dans mes bras, l'embrasser très fort, prendre sa main et aller marcher sur la colline, vers le soleil couchant.
Je ne pensais pas qu'il me manquerait tant.
Je m'étais dit qu'un mois n'était rien, comparé à mon passé de patience. Mais je crois que j'en ai un peu marre de la patience, du moins de celle-ci. J'ai hâte de retrouver ses bras, sa peau, sa voix en vrai, son regard, ses lèvres, sa langue... J'ai hâte de me blottir près de lui. De pouvoir lui murmurer des mots doux au creux de l'oreille, et pas au creux d'un morceau de plastique.
Je l'aime un peu plus chaque seconde, chaque minute, chaque jour. C'est doux et intense. Cela me plaît. Je suis heureuse, je n'hésite pas à le dire.
J'ai été un peu déçue de voir que les personnes sensées être mes amies ne manifestent que si peu d'enthousiasme à l'annonce de mon bonheur. Peut-être que c'était pratique quand j'étais malheureuse. Quand ils n'allaient pas bien, ils pouvaient se dire que ça ne serait jamais aussi dramatique que moi. Je les avais tous prévenus que je serais moins présente si par bonheur, je trouvais un amoureux. Peut-être que le bonheur des autres ne les réjouit pas. Peut-être ont-ils peur. Peut-être était-ce jouissif pour eux de me coller sous le nez leurs tartines de bonheur pendant que je rampais. Peut-être n'est-ce plus du tout drôle désormais.
Mais ce n'est qu'une petite déception, une déception presque habituelle, même si elle ne s'était jamais manifestée pour cette raison. Cela m'importe finalement peu. Je suis bien avec Eric. Maintenant c'est lui ma priorité. Lui mon refuge. Lui mon rêve réel. Lui mon rire. Lui mon bonheur. Lui ma raison de me lever le matin. Lui qui me fait du bien. Lui qui réalise mes souhaits avant même que je ne les formule.
Je découvre chaque jour ce qu'est d'être heureux de façon complète.
Pas d'ombre au tableau.
Juste quelques kilomètres qui nous séparent, mais plus pour longtemps.
Il pleut dehors. Je suis seule, sur mon lit, juste éclairée par ma lampe de chevet. J'aime cette ambiance feutrée et le bruit de la pluie sur ma fenêtre.
Je me complais dans cette douce solitude qui me manqua un peu pendant ces 15 jours d'omni-présence des autres. J'aime cette solitude car c'est délicieux d'être seule mais pas tout à fait. De sentir vivre un habitant dans mon coeur. De sentir sa présence dans mon corps, dans mon ventre, mes entrailles, d'attendre des nouvelles de lui, un message, un appel. De savoir que cette solitude n'est qu'un creux, un vide, entre deux moments où l'on est ensemble.
J'ai toujours aimé profondément la solitude, sauf quand elle devenait insupportable. Mais elle m'a permis de me découvrir, de me regarder dans les yeux, de comprendre qui je suis, ce que je veux, ce dont j'ai besoin. Comme je l'écrivais à Christine, je suis également persuadée qu'on se construit en cotoyant les autres. Mais il n'empêche que ces longs moments de narcissisme et d'ennui m'ont permis de m'accepter et de créer.
C'est aujourd'hui, samedi soir, dans cette délicieuse solitude, qu'un petit oeuf dans mon ventre va se briser, déversant du sang en moi pour quelques jours. Ce phénomène m'émeut toujours, même depuis qu'il est rendu artificiel par la prise de ces pilules qui l'empêchent de me bouffer toute mon énergie. C'est inexplicable que cela me charme, mais c'est tant mieux. Tant de femmes trouvent cela insupportable.
Je me souviens que bien avant que cela m'arrive, j'avais lu ces mots dans un des merveilleux romans de Malika Ferdjoukh :
-Pour moi c'est comme porter, quatre ou cinq jours par mois, un diamant caché même si tu es fringuée comme une voleuse de poules. C'est porter un objet précieux à l'insu de tout le monde. Une plaisanterie très privée, rien qu'entre toi et toi. [...] Ce que je préférais quand j'étais encore de ce monde, c'était marcher sur la plage ces jours-là. J'avais la sensation que personne, sauf moi, ne pouvait comprendre avec une telle perfection les vagues et leur mouvement. J'étais une vague moi-même. [...] Parfois tu penseras quelle idée ! quelle idiotie ! quel fardeau ! quel ennui ! Et d'autres fois, tu diras quelle idée (mais sur un ton différent), quelle surprise, quelle chose étonnante ! Parfois tu te sentiras délicate. D'autres fois incassable.
Quelques années plus tard, en les relisant pour la énième fois, j'avais souligné avec tendresse ces quelques lignes.
Ce passage pointe, à mes yeux, la beauté de la féminité, sûrement ce qui m'émeut tant. Cela me fait aussi penser à ce sentiment qui s'éveille en moi à chaque fois que je regarde un film de Sofia Coppola. Qui mieux qu'elle sait aussi bien exprimer la féminité à l'image ? Sa vision est du moins très proche de la mienne. C'est comme un concept que je ne saurais décrire de façon exhaustive. Plus que des mots, des images, plus que des images, des sensations. L'effluve délicate ou assassine d'un parfum, la douceur particulière d'une peau ou d'un tissu, la couleur outrageuse ou effacée d'une lèvre, le cachemire d'une voix tremblante ou trop sûre d'elle, et enfin le goût d'une langue, d'un doigt, qui redessine à l'infini le contour d'une bouche.
Ces mots iraient sûrement aussi à un homme. Mais c'est moins spontané chez moi. Pour l'instant. Et plus pour très longtemps... Car je m'émerveille des diverses intonations d'Eric, de ses je t'aime murmurés, de ses mon coeur un peu plus aigus, de son rire, que je ne fais qu'entendre pour l'instant, mais je ferme les yeux et vois ses yeux se plisser, comme deux croissants de lune.
Je me demande souvent ce qu'il y a de plus beau que le ventre d'une femme. Je ne suis pas sûre d'un jour lui trouver un équivalent, mais cela ne me tracasse pas vraiment. Trop de gens n'ont pas encore conscience du propre trésor qu'ils constituent, de la propre magie qu'ils sécrètent, chacun, avec leurs propres corps, leurs propres coeurs, leurs propres souvenirs, leurs propres défauts et leurs propres qualités.
Est-ce la solitude qui permet cette douce prise de conscience égoïste mais essentielle ? Ou bien est-ce l'amour inconditionnel qu'on nous porte un jour... ? Cet amour qui nous permet un matin de nous trouver beaux, aimables, désirables, méritants. Qui nous permet de nous accepter, moralement et physiquement. Qui nous permet de nous sentir homme ou femme, ou seulement humain. Profondément humain, puissamment vivant.
Il me suffira simplement d'inventer avec moi-même une subtile et poétique métaphore pour accepter tout à fait le corps masculin de mon bien-aimé. Pour accepter totalement de danser la nuit dans les bras d'un homme. Je le sens pousser en moi, je sens la nature parler, je sens le soleil entrer en moi, j'ai presque écarté toutes les images qui m'effraient, l'amour a fait tout le boulot, c'est magique, merveilleux, infini, immortel.
Cela ne me semble pas du tout insurmontable. Non. Au contraire.
Puisque j'y suis presque arrivée.
:)
Je sens un poids qui pesait un peu sur mon coeur qui vient de s'envoler. Il ne s'envole pas d'un battement d'aile gracieux et doux, non. Il prend un envol maladroit, m'égratigne un peu le coeur en passant mais je préfère ça. C'est légitime.
Moi qui ne suis pas calculatrice, dès que je me mets à calculer un minimum, ça me rend malade.
Nous sommes rentrés en fin d'après-midi de nos deux semaines dans le Sud. Plus rien dans le frigo. Mon père propose d'aller manger au restaurant chinois d'à côté. Comme en plus c'est le 15 août et que c'est donc ma fête, nous acceptons tous avec joie.
Arrivés au restaurant, je me mets à me dire que c'est le moment. Que c'est LE soir pour lui annoncer. Ma mère et ma soeur savent déjà, mais je ne peux me confronter seule à lui.
Quand arrive enfin le dessert, je bégaye très vite, en m'étouffant un peu :
-Bon alors comme c'est le dessert et que c'est ma fête, j'aimerais vous annoncer officiellement que j'ai un amoureux et que je suis très... heureuse. De... De vous le dire.
Je crois me souvenir que j'ai vu un vague sourire sur les lèvres de mon père puis il a vite changé de conversation en me demandant ce qu'était exactement le dessert que j'avais choisi et qui se trouvait dans mon assiette.
Ma mère s'est exclamée :
-Bahh ! Tu lui demandes même pas comment il s'appelle ??
Alors mon père m'a encore un peu titillée sur mon dessert puis il a lancé comme ça :
-Bon alors euh... tu l'as trouvé où ton amoureux... ?
J'ai répondu nerveusement :
-Il s'appelle Eric, il a 39 ans, je l'ai rencontré à l'IUT, c'est mon ancien prof d'informatique et euhh enfin voilà, c'est quelqu'un de très bien et qui m'aime beaucoup.
Je n'ai pas voulu regarder son visage lorsque j'ai dit 39 ans et prof, mais je l'ai entendu murmurer un d'accord.... sur un ton un peu rigolard mais dont je n'ai su que penser.
Quelques minutes plus tard il a ajouté cette phrase dont il aurait pu se passer :
-Donc il pourrait être ton père.
-Ben euh oui... J'en ai pas fait exprès, c'est comme ça, j'y peux rien, je peux pas faire autrement.
Là ma mère est intervenue en comparant la situation à celle d'un couple que nous avons rencontré pendant les vacances et que mon père a adoré. Le mari a plus de 20 ans de plus que sa femme. Et il est tombé amoureux d'elle dès le premier jour.
Il n'était pas nécessaire que je précise que j'y avais pensé durant toute la semaine.
C'était un bon moyen de bien finir nos vacances communes, de tenter de reconquérir la confiance perdue de mon père, et de partir pour ma dernière semaine hors de Normandie avec le coeur plus léger. Sans mensonge ni non-dit.
Dimanche je pars chez mes cousins saumurois et mercredi, Eric vient me chercher à Saumur pour m'emmener près de la Rochelle, dans la maison de sa maman.
J'ai commencé mes vacances dans le sud par une semaine à Narbonne, dans la maison dans laquelle j'avais passé un mois il y a deux ans, pour garder mes petits cousins.
Les petits cousins, soit-dit-en-passant madrilènes, avaient bien grandi et j'étais contente de les retrouver.
Parmi les six petits cousins, enfants de la cousine de mon père, Lucile, et de son mari Gilbert, il y a Sarah.
Sarah est la plus belle petite fille que j'ai vu de toute ma vie. Elle a eu 8 ans fin mars. Quelques cheveux d'or se mêlent à sa tignasse cuivrée. Son regard sait se fait dur ou doux, selon la situation, selon l'intérêt. Sa peau caramel, sent le chocolat et les blés. Elle rit toujours, ou pleure, excessivement. Je n'ai jamais entendu de rire aussi doux à l'oreille. Sauf peut-être celui d'Eugénie. D'ailleurs dans mon cerveau, Eugénie et Sarah sont les mêmes. Des princesses auxquelles on ne peut résister. Elles pourraient être des pestes, qu'elles sont souvent d'ailleurs, on leur donnerait le Bon Dieu sans confession. Elles sont à se taper le cul par terre, à tout abandonner. Sarah fera tomber chaque personne qu'elle rencontrera. De son insolente innocence. Ou bien est-ce l'insolence qui est innocente ?
Sarah m'a toujours fait craquer. Elle fait sa sauvage, m'observe de loin, de la tête aux pieds. Elle me juge, sans prendre de gants, ni de lunettes noires pour se cacher.
Mais on se laisserait dévorer par elle. Elle n'aurait qu'un mot à dire pour qu'on rampe à ses pieds.
Et puis elle s'approche, féline, et finit par enserrer mon cou de ses bras dorés.
Quand elle est dans la pièce, il faut s'obliger à ne pas la regarder. On passerait des heures à ça. A observer sa nuque parfaite, ses grains de beauté à croquer, son nez délicieusement arrondi, ses lèvres insolentes elles aussi, son sourire presque grimaçant, et la courbe de ses paupières, achevée par un éventail de longs cils cuivrés.
J'ai pris des photos d'elle mais ce n'est pas vraiment elle que je retrouve sur mes clichés.
J'ai compris qu'elle savait désormais jouer de ses charmes. Du moins en partie.
Elle n'est plus la Sarah brut d'avant. Celle qui voulait toujours que je lui chante Elisa, pendant que je la berçais. J'en faisais des versions à moi et lui murmurais "Sarita, Sarita, Sarita saute-moi au cou, Sarita, Sarita, Sarita cherche-moi des poux...".
Maintenant j'ai compris que son sourire est calculé d'avance. Son rire aussi. L'insouciance quitte peu à peu ses yeux. Elle a conscience du pouvoir de son physique.
Sarah sera bientôt une jeune fille qui tuera d'un regard.
J'ai passé ma deuxième semaine près de Nîmes, dans la famille de ma mère.
Magnifique maison, perchée dans un petit village adorable. Vue sur l'immense colline de la piscine et de la terrasse. Apéro chaque soir. Cigales qui chantent. Cousins qui grattent les cordes de leurs guitares avec talent. Amour dans l'air. Bons petits plats de ma tante. Une vraie semaine de vacances, de farniente, de douceur presque angevine.
En revenant de quelques jours passés dans cette maison, ma grand-mère m'avait confié, les yeux humides, que regarder le paysage l'attristait car elle aurait aimé que mon grand-père puisse le voir.
Je m'étais dit que je comprenais sa peine, mais je pensais qu'elle était liée au deuil.
En sortant sur la terrasse et en me laissant envahir par la beauté du lieu, j'ai ressenti cette même tristesse. D'abord de me dire que Papane ne verrait jamais cet endroit. Puis de penser que mon Eric ne pouvait pas voir ça en même temps que moi. J'aurais aimé le serrer dans mes bras, l'embrasser très fort, prendre sa main et aller marcher sur la colline, vers le soleil couchant.
Je ne pensais pas qu'il me manquerait tant.
Je m'étais dit qu'un mois n'était rien, comparé à mon passé de patience. Mais je crois que j'en ai un peu marre de la patience, du moins de celle-ci. J'ai hâte de retrouver ses bras, sa peau, sa voix en vrai, son regard, ses lèvres, sa langue... J'ai hâte de me blottir près de lui. De pouvoir lui murmurer des mots doux au creux de l'oreille, et pas au creux d'un morceau de plastique.
Je l'aime un peu plus chaque seconde, chaque minute, chaque jour. C'est doux et intense. Cela me plaît. Je suis heureuse, je n'hésite pas à le dire.
J'ai été un peu déçue de voir que les personnes sensées être mes amies ne manifestent que si peu d'enthousiasme à l'annonce de mon bonheur. Peut-être que c'était pratique quand j'étais malheureuse. Quand ils n'allaient pas bien, ils pouvaient se dire que ça ne serait jamais aussi dramatique que moi. Je les avais tous prévenus que je serais moins présente si par bonheur, je trouvais un amoureux. Peut-être que le bonheur des autres ne les réjouit pas. Peut-être ont-ils peur. Peut-être était-ce jouissif pour eux de me coller sous le nez leurs tartines de bonheur pendant que je rampais. Peut-être n'est-ce plus du tout drôle désormais.
Mais ce n'est qu'une petite déception, une déception presque habituelle, même si elle ne s'était jamais manifestée pour cette raison. Cela m'importe finalement peu. Je suis bien avec Eric. Maintenant c'est lui ma priorité. Lui mon refuge. Lui mon rêve réel. Lui mon rire. Lui mon bonheur. Lui ma raison de me lever le matin. Lui qui me fait du bien. Lui qui réalise mes souhaits avant même que je ne les formule.
Je découvre chaque jour ce qu'est d'être heureux de façon complète.
Pas d'ombre au tableau.
Juste quelques kilomètres qui nous séparent, mais plus pour longtemps.
Il pleut dehors. Je suis seule, sur mon lit, juste éclairée par ma lampe de chevet. J'aime cette ambiance feutrée et le bruit de la pluie sur ma fenêtre.
Je me complais dans cette douce solitude qui me manqua un peu pendant ces 15 jours d'omni-présence des autres. J'aime cette solitude car c'est délicieux d'être seule mais pas tout à fait. De sentir vivre un habitant dans mon coeur. De sentir sa présence dans mon corps, dans mon ventre, mes entrailles, d'attendre des nouvelles de lui, un message, un appel. De savoir que cette solitude n'est qu'un creux, un vide, entre deux moments où l'on est ensemble.
J'ai toujours aimé profondément la solitude, sauf quand elle devenait insupportable. Mais elle m'a permis de me découvrir, de me regarder dans les yeux, de comprendre qui je suis, ce que je veux, ce dont j'ai besoin. Comme je l'écrivais à Christine, je suis également persuadée qu'on se construit en cotoyant les autres. Mais il n'empêche que ces longs moments de narcissisme et d'ennui m'ont permis de m'accepter et de créer.
C'est aujourd'hui, samedi soir, dans cette délicieuse solitude, qu'un petit oeuf dans mon ventre va se briser, déversant du sang en moi pour quelques jours. Ce phénomène m'émeut toujours, même depuis qu'il est rendu artificiel par la prise de ces pilules qui l'empêchent de me bouffer toute mon énergie. C'est inexplicable que cela me charme, mais c'est tant mieux. Tant de femmes trouvent cela insupportable.
Je me souviens que bien avant que cela m'arrive, j'avais lu ces mots dans un des merveilleux romans de Malika Ferdjoukh :
-Pour moi c'est comme porter, quatre ou cinq jours par mois, un diamant caché même si tu es fringuée comme une voleuse de poules. C'est porter un objet précieux à l'insu de tout le monde. Une plaisanterie très privée, rien qu'entre toi et toi. [...] Ce que je préférais quand j'étais encore de ce monde, c'était marcher sur la plage ces jours-là. J'avais la sensation que personne, sauf moi, ne pouvait comprendre avec une telle perfection les vagues et leur mouvement. J'étais une vague moi-même. [...] Parfois tu penseras quelle idée ! quelle idiotie ! quel fardeau ! quel ennui ! Et d'autres fois, tu diras quelle idée (mais sur un ton différent), quelle surprise, quelle chose étonnante ! Parfois tu te sentiras délicate. D'autres fois incassable.
Quelques années plus tard, en les relisant pour la énième fois, j'avais souligné avec tendresse ces quelques lignes.
Ce passage pointe, à mes yeux, la beauté de la féminité, sûrement ce qui m'émeut tant. Cela me fait aussi penser à ce sentiment qui s'éveille en moi à chaque fois que je regarde un film de Sofia Coppola. Qui mieux qu'elle sait aussi bien exprimer la féminité à l'image ? Sa vision est du moins très proche de la mienne. C'est comme un concept que je ne saurais décrire de façon exhaustive. Plus que des mots, des images, plus que des images, des sensations. L'effluve délicate ou assassine d'un parfum, la douceur particulière d'une peau ou d'un tissu, la couleur outrageuse ou effacée d'une lèvre, le cachemire d'une voix tremblante ou trop sûre d'elle, et enfin le goût d'une langue, d'un doigt, qui redessine à l'infini le contour d'une bouche.
Ces mots iraient sûrement aussi à un homme. Mais c'est moins spontané chez moi. Pour l'instant. Et plus pour très longtemps... Car je m'émerveille des diverses intonations d'Eric, de ses je t'aime murmurés, de ses mon coeur un peu plus aigus, de son rire, que je ne fais qu'entendre pour l'instant, mais je ferme les yeux et vois ses yeux se plisser, comme deux croissants de lune.
Je me demande souvent ce qu'il y a de plus beau que le ventre d'une femme. Je ne suis pas sûre d'un jour lui trouver un équivalent, mais cela ne me tracasse pas vraiment. Trop de gens n'ont pas encore conscience du propre trésor qu'ils constituent, de la propre magie qu'ils sécrètent, chacun, avec leurs propres corps, leurs propres coeurs, leurs propres souvenirs, leurs propres défauts et leurs propres qualités.
Est-ce la solitude qui permet cette douce prise de conscience égoïste mais essentielle ? Ou bien est-ce l'amour inconditionnel qu'on nous porte un jour... ? Cet amour qui nous permet un matin de nous trouver beaux, aimables, désirables, méritants. Qui nous permet de nous accepter, moralement et physiquement. Qui nous permet de nous sentir homme ou femme, ou seulement humain. Profondément humain, puissamment vivant.
Il me suffira simplement d'inventer avec moi-même une subtile et poétique métaphore pour accepter tout à fait le corps masculin de mon bien-aimé. Pour accepter totalement de danser la nuit dans les bras d'un homme. Je le sens pousser en moi, je sens la nature parler, je sens le soleil entrer en moi, j'ai presque écarté toutes les images qui m'effraient, l'amour a fait tout le boulot, c'est magique, merveilleux, infini, immortel.
Cela ne me semble pas du tout insurmontable. Non. Au contraire.
Puisque j'y suis presque arrivée.
:)
Ecrit par inconsciente, le Samedi 16 Août 2008, 23:09 dans la rubrique Aujourd'hui.
Commentaires :
Re:
Oh merci beaucoup... C'est un très joli compliment que tu me fais là...
Ça me fait très plaisir
Ce que j'aime sur Joueb, ce sont ces divers commentaires, dans l'un on me conseille sur une situation, dans l'autre on me félicite pour telle ou telle formule de phrase, dans un autre encore, on me raconte un souvenir que l'une de mes phrases a réveillé...
C'est merveilleux :)
Ça me fait très plaisir
Ce que j'aime sur Joueb, ce sont ces divers commentaires, dans l'un on me conseille sur une situation, dans l'autre on me félicite pour telle ou telle formule de phrase, dans un autre encore, on me raconte un souvenir que l'une de mes phrases a réveillé...
C'est merveilleux :)
Ben alors tu vois que cela va mieux ! Cela nous réjouit !
Toujours étonnante aussi parfois... comme si tu faisais de la spiritualité sans le savoir ! (Je me demande souvent ce qu'il y a de plus beau que le ventre d'une femme.) Quel signe de puissance ! Eh !...
Vu sous un autre angle, j’ai le même problème que ton père ! Ne pas en faire un problème...
Toujours étonnante aussi parfois... comme si tu faisais de la spiritualité sans le savoir ! (Je me demande souvent ce qu'il y a de plus beau que le ventre d'une femme.) Quel signe de puissance ! Eh !...
Vu sous un autre angle, j’ai le même problème que ton père ! Ne pas en faire un problème...
Ce qui me touche le plus dans tes écritures est l’incroyable maturité pour la jeune femme que tu es…
Moi aussi j’ai eu un jour 19 ans et j’aimais un homme de 35. Je t’en ai déjà parlé.
Fonce, n’écoute personne, l’amour c’est un kaléidoscope de sentiments reçus et données.
Je voudrais tant que tu sois heureuse.
Je te préviens, ça ne sera pas facile tous les jours, perso, à l’époque, ça me valait de la peine.
Bisous !
aubes
Ce n'est pas la première fois que je me dis que, tu as les mots, et ce sens des détails.
Qui esquisse des images sous les paupières pendant qu'on te lit, se succédant sans répit les unes aux autres au fil des lignes.
Qui fait naître dans la gorge une myriade de sentiments, donnant l'impression d'avoir aussi un peu vécu ces moments, et ressenti de mêmes choses.
Que ce soit du bonheur, de la déception, de la mélancolie, ou n'importe.
C'est une belle qualité littéraire.
Cela mis à part, j'ai toujours du mal à faire suivre de telles tranches de vie de mes mots, c'est pourquoi je me tais (trop) souvent.
Mais. :), oui.