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Fantômette a grandi
Jeudi je suis retournée au magazine, pour rendre une petite visite à toute l'équipe. Je savais que j'y trouverais Arno. Vu le temps, il ne pouvait pas être en train de prendre des photos.
Je les ai tous salués, un à un. Lui en dernier, évidemment.
Il était devant son écran, occupé à retoucher.
La première chose que j'ai vu de lui était sa nuque dégagée. Je n'aime pas quand il a les cheveux si courts.
J'ai passé ma main dans ses cheveux en murmurant Il a les cheveux bien courts celui-là.
Il s'est retourné vers moi, plus mal à l'aise que souriant, et m'a dit bonjour. J'ai répondu deux vagues bises dont je ne me souviens pas, et je suis retournée auprès de Nino.
-Tu poserais pas pour le quotidien ? J'ai un parc à prendre en photo et avec le temps qu'il fait il n'y aura pas un rat...
-Tu joues au photographe maintenant ?
-J'donne un coup de main. Arno a trop de boulot.
-Ok. On y va ?

Dehors il pleuvait des cordes.
Nino est sorti en t-shirt avec un parapluie noir.
On a rigolé tout le long du chemin, jusqu'à ce qu'on arrive devant le panneau cloué à l'entrée du parc.
Ouvert uniquement le samedi et le dimanche.
J'ai vu Nino blémir.
On a décidé d'escalader.

Après assez peu de difficultés, nous nous sommes retrouvés dans le parc pluvieux.
En attendant que la pluie cesse un peu, nous nous sommes assis sur un banc.
Je n'avais jamais vraiment discuté sérieusement avec Nino. Il est une des rares personnes avec qui j'arrive à entretenir un délire, à rire longtemps.
Mais assez naturellement, nous en sommes venus à parler d'Arno.
J'ai senti qu'il comprenait, en dessous de mes mots, derrière mes yeux humides et mes mains vaguement tremblantes, que j'avais saisi toute la complexité de la personnalité d'Arno, son paradoxe et son malheur, et que si je l'avais saisie, c'est que je m'y étais abîmée en voulant le sauver.

Après avoir pris une centaine de photos, dans divers endroits du parc, nous sommes retournés devant la double grille, pour la sauter.
Nino a voulu commencer, pour tester. Au début il s'agrippait à moi mais ne trouvait pas d'appui de l'autre côté. Alors il a décidé de sauter par dessus la première grille.
Quand il s'est relevé de sa chute, son front était en sang. J'ai eu peur sur le coup, mais j'ai vu qu'il allait bien, qu'il tenait debout.
Il m'a aidé à passer la grille, puis nous avons sauté la deuxième, beaucoup moins haute.
En repartant, nous nous tordions de rire pour je ne sais quelle raison. Notre état délirant s'est brutalement cassé la gueule lorsque nous sommes entrés dans la salle où travaillaient les autres.
J'ai vu Arno devenir tout blanc, et j'ai entendu les autres pousser des petits gémissements de suprises.
J'ai entraîné Nino aux toilettes, pour lui rincer le front et voir si sa blessure était profonde.
Arno nous y a rejoint.
Avec Nino on avait recommencé à rire et je noyais alors la douleur de mon coeur dans des éclats de voix artificiels.
Je me sentais soudain vivre au ralenti, mes paupières se fermaient plus doucement, mes cils battaient, ingénus. Mes yeux se plongeaient parfois dans ceux d'Arno, dont la couleur me tord encore les entrailles.
J'avais envie de le serrer contre moi, d'embrasser sa nuque trop dégagée et le derrière de son lobe d'oreille, de caresser sa lèvre supérieure du bout de mes doigts, de respirer l'odeur de son cou...
Mais je continuais à rire, en le regardant furtivement et profondément. Et il me regardait aussi, et nos yeux se cachaient tout ce qu'on crève de se dire.
Même nos yeux se mentaient. Mais ils mentaient vraiment mal.

Vendredi soir, tard, je me suis dessinée, embêtée, les larmes aux yeux, devant mon ordi, en train de regarder ses photos avec le commentaire Roh il est doué le salaud... De plus en plus belles ses photos...
Et puis dans un mail, j'ai joint mon dessin à ces quelques mots :

Voilà à peu près ma tête devant toutes tes photos.

Je me souviens que tu avais écrit sur cette page word que tu as effacé par la suite : "c'est trop tôt, je pense...".
T'avais sûrement raison. Comme d'habitude, avec ma moue de petite fille capricieuse, j'ai fait le TGV.
Et c'est sûrement encore trop tôt. Pas une bonne idée, tout de suite, ces retrouvailles. J'suis encore trop chavirée.
Peut-être à la rentrée. Tes projets sont toujours les mêmes ?
J'imagine que la période que tu vis actuellement n'est pas facile, sur tous les points.
Je pense à toi, bon courage pour la fin.

Je t'aime fort, bello. Et même si tu ne veux ni l'entendre ni le lire, ça ne pourra pas leur faire de mal, au fond, à tes jolies petites oreilles.


Est-ce que j'y crois encore ? Est-ce que je n'y crois plus ? Je me sens effectivement toujours l'âme de super woman, je pense toujours pouvoir les sauver. Va encore falloir me faire à l'idée que c'est impossible...
Mais comme c'est douloureux de se résoudre à foutre tant d'amour à la poubelle, tant de rêves, tant de mots qui lui sont destinés... Pire encore que de n'être pas aimée.

Je l'aime tellement cet imbécile.

Je mène une vie calme. Je ne fais pas grand chose de mes journées et c'est plus plaisant que culpabilisant. Mes connaissances se font de plus en plus silencieuses, décevantes, sauf Éric dont chaque mot me réjouit un peu plus chaque jour.
Le bonheur naît le soir, à son premier ou deuxième mail, et ne s'évanouit que dans l'après-midi du lendemain. Mais il renaît quelques heures plus tard, quand ses mots reviennent, à nouveau, dans ma boîte électronique.
Son affection me rend plus tendre avec moi-même. Je lâche un peu de leste, j'arrête d'être si sévère pour m'accorder de la bienveillance.

J'ai téléphoné à Sylvaine l'autre soir. Elle venait de m'écrire que son mari voulait se jeter sous un train. Elle n'allait pas bien la pauvre, et pourtant je l'entendais sourire. Si forte et si fragile. La plus belle des femmes.
Mon nuage a duré deux jours.
Mon drap sentait la lessive qu'elle utilise et qui constitue le seul parfum que je lui connais.
J'ai fait des rêves d'une douceur inespérée.
Je l'ai cherchée partout, elle était dans mon coeur.

Tout à l'heure en sortant du cinéma, Jérôme était à une table. En face de lui, une longue femme aux cheveux marron glacé.
Le visage de Jérôme semblait défait.
Il la regardait d'un air à la fois triste et d'une dureté sans précédent.

Mon coeur s'est fendu, j'aurais voulu l'attraper par la main et l'enlever de cette situation douloureuse.
"L'homme que j'aimais le plus au monde après mon père."
Déjà, à neuf ans, j'avais envie de le sauver.
Je le voyais dévorer Fanny d'un oeil gourmand. Il l'entraînait pendant des heures, ils semblaient danser tous les deux, un pas de deux avec fleurets.
Un pointe de jalousie piquait mon coeur et je me disais que c'était moi, moi qui le sauverais.

Faudrait l'enlever de mon vocabulaire, ce mot.
Mais j'y peux rien, j'ai toujours rêvé d'être fantômette, la justicière masquée.


Ecrit par inconsciente, le Dimanche 13 Juillet 2008, 19:50 dans la rubrique Aujourd'hui.

Commentaires :

exvag
exvag
13-07-08 à 21:47

Tu n'arriveras pas a sauver tout le monde.
Mais ceux qui recoivent ton amour sont bien chanceux.