Après
vous avoir raconté depuis plus de trois ans mes malheurs, mes petits et grands
drames quotidiens, mes souffrances morales, mes souvenirs, difficile de
raconter soudainement du bonheur. Comment raconte-t-on le bonheur ? Aucun
livre ne traite de bonheur du début à la fin. La vie non plus à vrai dire. Et
pourtant. Même s’il m’arrive toujours de me sentir grise, même si des larmes
coulent toujours sur ou sous mes joues, même si je fais quand même la gueule à
cause d’une parole acide, d’un raté, même s’il y a toujours des trucs qui
foirent, des maux de tête, de ventre, de dos, de la fatigue, des trucs qui
stressent, des trucs qui viennent me claquer des gifles sur ma peau rougie d’un
coup, je suis heureuse.
Quand
j’étais dans l’attente de jours meilleurs, j’avais aussi du travail, des textes
à analyser, des exercices à faire. Mais les moments que l’on se consacre à soi,
à tenter de se sentir bien, à caresser la couette blanche du bout de son pied,
à se pelotonner contre son oreiller ou contre son ordinateur, à écrire pendant
de longues heures les mots d’amour qui n’iront jamais se lover dans le creux de
l’oreille de celui qui ne voudra jamais de nos bras de velours, ces moments-là
je ne les passe plus à taper frénétiquement sur mon clavier. Je les passe contre
la peau de cet homme merveilleux, la main sur nuque nue et douce, la bouche
près de ses lèvres épaisses et tendres. Il est si beau là, devant moi. Je
m’extasie silencieusement de son profil. Je ne pourrais plus m’en passer.
Comment une femme n’a-t-elle pas bataillé, avant moi, pour garder tout contre
elle cet homme-là, cette pierre précieuse, ce concentré de tendresse et de
compréhension, cet amour incarné. Je ne comprends pas… Mais j’ai de la chance.
La chance d’être celle-là, je l’espère.
Les
journées sont longues jusqu’au soir où la tranquillité nous réunit enfin, et
pourtant il est tout près, dans son bureau, à quelques mètres de la classe dans
laquelle je suis en cours.
J’ai
été très surprise et très émue des réactions des personnes de ma classe. Je ne
m’attendais pas à de mauvaises réactions, pas à des regards lourds de jugements
mais… Mais pas à une telle bienveillance.
Mais forcément, quand tout se passe bien, LE truc qui passe mal nous saute aux yeux.
Parce qu’il fallait bien qu’il y ait une exception :
L’autre
midi, je discutais tranquillement du futur film que nous allons tenter de
réaliser avec Frédéric quand il m’a murmuré de ce ton grinçant que je supporte
mal :
-Et
tu sais ce que tu vas faire l’année prochaine ?
-Tu
le sais bien… Je voudrais partir pour Malaga. Un an. C’est mon rêve.
-Oui…
Malaga. Mais Éric ? Il est d’accord ?
-Je
ne peux pas te dire que ça le réjouit. Mais on y est pas...
-Il
va venir avec toi à Malaga. C’est évident.
-Ben
euh non pas forcément. Tout lui sourit au Havre. Pourquoi il viendrait avec
moi, alors qu’il ne parle pas un mot d’espagnol, alors que ce n’est pas du tout
son rêve à lui ?
-Enfin
bon. Tu es un peu fofolle quand même.
-Fofolle ?
Attends, ça veut dire quoi ça ?
-Bah
tu sais très bien.
-QUOI ?
-Il
va s’attacher.
-Mais
qu’est-ce que tu crois ? Il est DÉJÀ très attaché. ET MOI AUSSI. C’est
très sérieux, Frédéric.
-Mais
oui, c’est ça. Tu sais très bien que tu vas lui faire du mal.
J’éteins l’iMac sur lequel
j’étais en train de travailler, me lève et range furieusement mes affaires dans
mon sac à dos.
Je
n’ai pu digérer ses paroles de toute la journée.
Jusqu’à
ce qu’Éric me regarde avec douceur le soir, pendant le dîner, et me dise :
Tout le sang de mon corps m’est monté à la tête et je suis devenue écarlate.
Parmi toutes les autres choses que je préfère.
Deux jours après, j’ai reçu un texto de Frédéric qui s’excusait.
Ouf.
Je n’aurais pas aimé avoir l’impression d’être en tort en n’acceptant pas une pensée contraire à la mienne.
Encore
et encore je me suis confrontée au mot « ami » que j’ai du mal à
supporter. J’ai compris que ce n’était vraiment qu’un problème de vocabulaire,
ou du moins de sens. Je crois pouvoir dire que cela fait des années que je me
plante royalement. Je n’ai pas bien compris. J’ai donné un autre sens à ce mot
et j’en paye un peu les conséquences. La déception. Qui ne devrait pas exister
ou en tout cas un peu moins que si je ne m’étais pas trompée.
Et c’est là que je me suis trompée, lorsque je me suis dit « ces personnes sont mes amies, ces autres sont inqualifiables ». J’aurais peut-être dû me dire « ces personnes sont ces connaissances, des éphémères, je me suis confiée à elles aujourd’hui mais demain elles ne me salueront pas car elles auront oublié mon prénom. Mais ces autres sont des amies. Même si elles sont trois en tout ».
Ma mère répète à longueur de journée « J’ai 46 ans, je ne vais pas continuer à me faire chier avec des cons, avec des personnes qui ne font jamais d’efforts, qui ne répondent jamais aux miens ».
Je n’ai que 18 ans, je me sens fréquemment très bête d’écrire comme ça des phrases et des phrases avec ces idées bien trop grandes pour moi, bien trop bourrées de certitudes. Et pourtant j’ai bien 18 ans, je suis à peine une adulte pour la plupart des gens mais je n’ai pas envie de me bousiller le cœur avec des personnes qui ne le méritent pas.
J’ai discuté un petit moment avec Christine l’autre matin. Elle m’a parlé brièvement de ces rumeurs qui pourrissaient l’ambiance du lycée, ces histoires si puériles et malsaines.
Je me suis sentie à la fois très légère et très méprisante d’être fière d’avoir quitté ce monde-là.
Non à vrai dire, c’est des conneries de dire que je suis fière de l’avoir quitté : j’étais bien obligée. Je n’allais pas redoubler ma terminale à l’infini.
Christine
m’avait dit de couper le cordon. C’est ce que j’ai fait. Peut-être aussi que la
distance m’a aidée. Peut-être que l’ignorance suprême du Prince aussi, me
laissant définitivement sans nouvelles de cette planète-là. Christine c’est
autre chose. Elle est comme la moitié de moi-même. Elle n’est pas une des profs
de français du lycée. Elle n’est pas la prof d’expression scénique.
Elle
est tout cela, certes, mais plus pour moi. Elle est bien plus.
La vie est une éternelle remise en question. Tu te crois enfin sûr de quelque chose, tu te jures de ne plus te faire avoir, de ne plus céder à cette personne, de ne plus t’attendrir devant elle parce qu’elle tente de te détruire chaque année depuis que tu la connais, soit seize ans. Et puis là le cerveau de son père, qui est aussi le parrain de ta sœur, se remplit de sang suite à un infarctus, et le paralyse peut-être pour toujours. Alors ton cœur et tes yeux pleurent parce que le passé te repasse sous le nez, avec un filtre orangé, la musique et vos gambettes qui courent, au ralenti, dans les herbes folles du jardin de tes grands-parents. Parce que son père est profondément gentil, parce qu’il t’a toujours défendue, parce que son choix de vie te touche un peu plus que les choix des autres, parce qu’il ne peut que te comprendre.
Ce
week-end, grande fête dans le Vexin pour les 10 ans de ma petite cousine.
Presque toute la famille était là. J’en ai profité pour leur présenter Eric,
qu’ils ont accueilli chaleureusement.
Chaque
moment était beau, je me sentais bien au milieu de la smala et près de mon
amoureux, pouvant voguer de l’un à l’autre en me déplaçant d’un ou deux mètres.
Il
ne faisait pas très beau mais les feuilles rousses qui tapissaient le sol que
l’on voyait à travers la baie vitrée m’enthousiasmaient. J’ai toujours aimé
l’automne. C’est une saison qui me porte, qui me parle. Et les citrouilles à la
fin du mois… Si quelqu’un veut encore bien se déguiser en sorcière avec moi.
Mais
le moment que je garderai sûrement gravé très profondément, dans mon cœur comme
dans mon corps, c’est le moment où j’ai demandé à Emilie si je pouvais prendre
un peu Liam dans mes bras pour le bercer. Liam est mon petit cousin, je ne
l’avais pas revu depuis ma semaine à Epône, la semaine qui avait suivi sa
naissance, il y a deux mois et demi.
Elle
me l’a confié avec beaucoup de tendresse et de précaution, comme si c’était un
immense privilège, et ça l’était, certainement.
Je
vous ai déjà dit que je ressens Liam plus que les autres bébés. La vie est
toujours émouvante, surtout lorsqu’elle commence, aussi jolie, aussi douce,
aussi simple. Mais Liam me fait cet effet puissance dix mille. Il m’émeut aux
larmes et plus encore.
Lorsque
j’ai senti son poids dans mes bras, sa chaleur sur moi, mon cœur s’est mis à
battre la chamade et ne s’est pas arrêté jusqu’à ce qu’il s’endorme et
qu’Emilie le reprenne pour aller le mettre dans son couffin.
Deux
mois et demi ça me semble déjà énormément. Je n’aime pas les gens qui méprisent
les jeunes, qui méprisent tous ceux qui n’ont pas au moins 35 ou 40 ans. Les autres ne connaissent rien de la vie,
voilà ce qu’ils pensent.
Et
bien que les profs de philo et Amélie Nothomb disent à qui veut l’entendre qu’à
deux mois on est qu’un tube inconscient et amorphe dans laquelle la nourriture
passe, comme un train. Je vois mon petit Liam sourire jusqu’aux oreilles en
regardant ses parents et je suis persuadée qu’il en sait bien plus que tous ces
cons. Même si eux aussi ont un jour éclaté de rire parce qu’on leur
gratouillait le ventre ou parce qu’on agitait une girafe en plastique devant
leur nez.
Je suis pleine de contradictions, pleine d’idées qui ne tiennent pas debout. Mais Liam est beau et encore une fois, il me pousse à ne voir que de la beauté partout où je regarde.
Comme ça me fait plaisir de vous écrire :)
Commentaires :
Mais ... !!!
C'est dingue : moi qui m'attendait à lire des pages et des pages de récit (non lu pendant mon absence ici) je me rends compte que tu n'as pas plus écrit que moi ! Que se passe-t-il ? Tu flottes sur ton petit nuage ? Tu as l'air vraiment heureuse avec Eric =) et tu as toujours autant de mal à supporter ton âge =p
Je t'embrasse !
Ça faisait longtemps que je n'étais pas passée, et tes mots m'apaisent. Je me sens heureuse de lire autant de bonheur dans ta vie. Le temps a passé et les choses changent. J'ai loupé quelques épisodes...
Le passage du petit cousin m'a rappellé mon neveu et filleul, qui a tout juste quatre mois. C'est vrai que ça fait quelque chose et qu'il est inconcevable de partager le point de vue philosophique lorsque l'on a ce petit être qui gazouille et qui sourit. J'ai longtemps été insensible à leur charme, mais une fois encore les choses changent.
Je repasserai.
ecilora